28 novembre 2023

Chemins de traverse : une rencontre avec Jean-Jacques Rault, filmée cet été par Daoulagad Breizh.

Lors du 45 ème Festival de cinéma de Douarnenez, un focus dédié à Jean-Jacques Rault était organisé sous l'égide de Daoulagad Breizh, et une matinée de rencontre avec lui proposée le mercredi 23 août 2023. Cette séance et les films projetés tout au long de la semaine prirent le joli nom de Chemins de traverse. En final de ce master-class, un spectateur paysan devait d'ailleurs joliment conclure ainsi : « Tu es paysan, au sens de faire avancer un pays ; tu as la lampe de poche, et tu éclaires ce chemin. »

Captation à visionner ici.

Quatre acteurs sur le plateau-tribune : Elen Rubin, procureuse, et Leïla Colin-Navaï son assistante pour Daoulagad Breizh, Tangui Perron, historien spécialiste des rapports entre cinéma et mouvements ouvriers, promu avocat général, encadrent Jean-Jacques Rault, le prévenu. Celui-ci a accepté de bonne grâce ce joyeux procès qui devrait le libérer dans quelques heures, à l'issue d'une semaine chargée pour lui. Pas moins de cinq films ont été présentés en sa présence au long du festival, ce à plusieurs reprises, dont le petit dernier 20 ans sans ferme. La salle est presque comble, et bourdonne d'impatience.


 

C'est d'ailleurs avec un extrait de ce dernier film, co-réalisé avec Céline Dréan, que commencera l'investigation. Les premières images sont tournées de nuit, sur le chemin qui mène à Scaout Vraz, ferme abandonnée, enserrée dans les griffes du lierre. Le travail sur la lumière nous fait rentrer à pieds joints dans l'intime. Tangui Perron y décèle déjà beaucoup de mélancolie, un rapport au travail qui semble manquer au paysan devenu réalisateur. Il faut comprendre d'ores et déjà qu'en 2001, Jean-Jacques signait la mort programmée de sa ferme en Centre-Bretagne, qu'il avait tenue près de vingt ans à bout-de-bras avec sa compagne Gisèle, entourée de leurs quatre enfants, de bétail, d'une fromagerie, et de … traites des banquiers. Ce film revient sur les années de questionnements, de doutes, de joies aussi. Se dessinent dans les interstices du clair-obscur des hommages sincères et pudiques : à Gisèle, aux parents éprouvés par la même histoire, à ses enfants qui ont su tracer leurs chemins, si loin, si près. L'empreinte de la co-réalisatrice s'affirme aussi.


 

La mue peut commencer. Formé à la réalisation à Poitiers puis à Lussas, c'est la réalisatrice Manuela Frésil qui mettra les pieds à l'étrier à Jean-Jacques, en le faisant travailler sur le film Si loin des bêtes en 2003, à Mellionnec, son bourg. Jean-Jacques concèdera avoir toujours eu envie de raconter son monde paysan, fasciné qu'il est notamment par les gestes du travail. « Tes films, bout à bout, constituent aujourd'hui une archive populaire de ce monde rural », avance Tangui.


 

On recommence par le début, avec un extrait de Une nuit avec les ramasseurs de volailles, tourné en 2005. Là encore, il est question de lumière, une lumière crue qui vient souligner la violence de ce travail nocturne dans des conditions effarantes. Le prévenu se défend : « J'ai beaucoup filmé à l'instinct, j'ai osé des choses que je n'ose plus. »

On pourrait évoquer le cinéma direct cher aux québécois Michel Brault et Pierre Perrault. La question du point de vue affleure déjà. On évoque aussi la façon dont les gens se livrent : « Ils n'oublient pas la caméra, c'est inexact de dire cela, ils l'adoptent. » Tangui ajoute : « Le réalisateur Bruno Muel, grande figure du cinéma militant, disait des personnages filmés qu'ils font des déclarations à la caméra. »


 

Vague à l'âme paysanne est tourné en 2009. « Pour ce film, je rencontre des experts, mais je vois aussi des paysans qui parlent mieux de l'Europe que les experts. Ce que je voulais raconter était donc à portée, je voulais en être encore un peu, de ce monde.» Tangui ajoute : « La transmission est quelque chose d'obsessionnel dans ton cinéma... »

Jean-Jacques renchérit : « Plus que la transmission, je voulais parler de l'importance de ce métier et de l'arrachement que cela représente quand on arrête...»


 

Un extrait de Mille et une traites, de 2012, suit et confirme ce sujet de la transmission : Raymond, parle de ses 500 derniers jours comme paysan. Unité de temps, unité de lieu. Occasion pour Tangui de plaider : « Tu es pragmatique, pas dogmatique.»


 

En 2011, C'est beau la politique vous savez, vient donner raison à la sincérité en politique. Ce portrait étonnant d'Edgar Pisani, ministre de l'agriculture entre 1962 et 1966, et père de la loi d'orientation, permet d'interroger Jean-Jacques sur son rapport aux gens qu'il filme. Sans surprise :

« Je ne pourrais pas filmer des gens que je n'aime pas, j'ai besoin d'être dans la confiance. La présence humaine, les corps, les désaccords parfois comme avec Pisani, font sens. »


 

Au risque d'être soi, en 2015, confortera cette assertion sur les corps qui font sens. C'est Joël Labbé, ancien maire de Saint-Nolff, commune rurale du Morbihan, devenu sénateur en 2011 , qui s'y colle. Comme il se résout à travailler avec un coach, et à être filmé, à condition que Jean-Jacques assiste à toutes les séances. Ce qui fait dire au réalisateur : « Quand on filme, on modifie le cours du réel avec la personne qui est filmée. »


 

L'accusé invoque ensuite sa complice monteuse, Marie-Pomme Carteret : « Quand on filme, on ré-écrit au montage, pour ma part, je rumine, je rumine... et ce travail avec elle me fait très plaisir. »


 

A force de ruminer, l'intéressé en aura profité pour entreprendre un impressionnant travail de développement local, au sein du village de Mellionnec, avec la création de Ty Films, en 2007. Un projet qui ne cesse d'évoluer, à la fois lieu de diffusion, d'éducation à l'image et de formation, axé sur le documentaire. Une véritable école de cinéma pointe son nez, le paysan-réalisateur ne manque pas d'idées pour ces terres en jachère du Kreiz-Breizh, au sein d'un collectif cette fois-ci. Il laissera conclure Tangui Perron : « Un regard paysan sur le monde paysan, là est ta force singulière... construire des hangars, des structures, des films, des formations. Bravo ! »


 

L'acquitté sera remis en liberté sous les applaudissements du public. N'oublions pas de remercier Daoulagad Breizh, qui mena l'instruction de ce dossier avec brio, proposant projections et réflexions inhérentes aux extraits choisis.


 

A découvrir encore : un portrait de Jean-Jacques Rault et sa filmographie ; l'association Ty Films et leurs multiples projets. à visionner ici.