Peuples des Balkans
Inventaire en cours : Les Balkans existent-ils ? Et quelles seraient leurs limites ? La montagne que les Turcs appelaient « Balkan » se trouve en Bulgarie, et l’usage plus large du terme de « Balkans » ne se généralise qu’au XIXe siècle : pour désigner les possessions européennes de l’Empire ottoman, on a longtemps parlé de la « Turquie d’Europe ». Aucune définition géographique rigoureuse n’est possible : la Roumanie, au nord du Danube, est-elle encore balkanique ? Dans quelle mesure la Croatie est-elle balkanique, centre-européenne ou méditerranéenne ? Les réponses à ces questions sont forcément subjectives et aléatoires. Le terme de Balkans apparaît en même que celui de « balkanisation ». Le concept dépréciateur accompagne donc dès le départ la notion géographique : les Balkans seraient une « macédoine » de peuples, de langues et de religions, nécessairement voués à nourrir de réciproques hostilités. Les concepts effectuent d’ailleurs d’étranges chassés-croisés : à la « balkanisation » du Liban dans les années 1970, a répondu, vingt ans plus tard, la « libanisation » de l’ancienne Yougoslavie…
Pourquoi donc les Balkans fascinent-ils les Européens de l’Ouest, en même temps qu’ils les effraient ? Les Balkans semblent esquisser la figure d’une Europe radicalement autre. Non pas en raison de l’expérience communiste, mais de celle, bien plus longue et marquante, de l’Empire ottoman, présent dans la région durant près de cinq siècles. Selon l’image commune, les Balkans sont un « pont » entre l’Occident chrétien et un monde plus oriental, une terre de rencontres. Les Balkans sous domination ottomane ont connu une évolution historique largement différente de celle du reste des pays d’Europe, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient restés à l’écart des courants d’idées qui ont balayé le continent.
Mouvements nationaux
Dès le début du XIXe siècle se développèrent des mouvements nationaux, d’abord en Serbie et Grèce, puis en Bulgarie et en Roumanie, plus tardivement en Macédoine et dans le monde albanais. Ces mouvements menèrent un double combat : à la lutte contre l’Empire ottoman s’ajoutait la volonté de créer des États et des nations, les deux concepts étant perçus comme indissociables. Les nouveaux États balkaniques se présentaient bien sûr comme les héritiers et les restaurateurs d’anciennes nations, endormies durant la « parenthèse » ottomane. En fait, ces États s’appuyèrent sur des infrastructures sociales déjà existantes, comme les Églises, pour forger des nations. Dans cette bataille, ils eurent recours à l’histoire, réécrite pour fonder leur légitimité. Le processus de création d’États modernes dans la péninsule balkanique est inséparable du processus d’homogénéisation nationale.
Dans les Balkans, le nettoyage ethnique est un élément constitutif de la modernité politique. Dans la Grèce ou la Serbie du XIXe siècle, les populations musulmanes ont été systématiquement chassées. Les guerres des XIXe et XXe siècles amplifièrent ces processus. Les deux guerres balkaniques (1912 et 1913), et les guerres yougoslaves de la fin du XXe siècle furent des guerres d’homogénéisation nationale.
La création des nouveaux États et les guerres se soldèrent par d’innombrables déplacements de population : les populations musulmanes furent, par exemple, affectées durant 150 ans par un mouvement d’exode vers la Turquie, dont la population actuelle compte des millions de descendants de muhacir (réfugiés) balkaniques. Dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale et la guerre civile, la Grèce expulsa les Albanais d’Épire (les Cam) et les Slaves de Macédoine égéenne. Aux déplacements de population s’ajoutèrent les phénomènes d’assimilation. Malgré cela, les frontières des États ne pouvaient pas correspondre à celles des peuples, et d’importantes communautés se retrouvèrent en situation de minorité nationale.
Le système socialiste yougoslave a provisoirement fixé la situation grâce à une complexe ingénierie nationale. La Yougoslavie distinguait les peuples constitutifs de la Fédération (Slovènes, Croates, Serbes, Monténégrins, Macédoniens et Musulmans), qui disposaient tous d’une république fédérée de référence, tout en étant également présents sur le territoire d’autres républiques, et les minorités nationales, qui disposaient d’un État de référence extra-yougoslave. Tel était le cas, indépendamment de leur importance démographique respective, des Italiens, des Hongrois, des Tchèques, des Slovaques ou des Albanais.
Conflits meurtriers
Les guerres des années 1990 entraînèrent de nouveaux mouvements de population, dont certains risquent fort d’avoir des conséquences durables. Ainsi, la population serbe de Croatie a été drastiquement réduite, passant de 12 % à environ 4 % de la population totale du pays. La Bosnie-Herzégovine a subi les plus tragiques conséquences des guerres : le pays se compose désormais de micro-territoires ethniquement homogènes. Le Kosovo, qui a proclamé son indépendance en 2008, est largement albanais : Serbes et Rroms sont cantonnés dans des enclaves, tandis que les populations musulmanes non-albanaises (Turcs, Bosniaques, Goranci) n’ont le choix qu’entre la marginalisation et l’assimilation. En Macédoine, le conflit de 2001 a transformé la réalité multiculturelle du pays en un affrontement macédo-albanais, et les autres communautés (Turcs, Rroms, Bosniaques, Macédoniens musulmans, Serbes, Aroumains, etc.) sont les laissés-pour-compte de cette évolution du pays vers une société binationale.
Les Balkans et l’Europe
Les temps de l’état-nation se révèlent ainsi bien amers pour les « petits peuples » des Balkans, tandis que deux grandes questions nationales transfrontalières demeurent ouvertes : la question nationale albanaise et la question nationale serbe. Les espoirs placés dans l’intégration européenne tout au long de la première décennie du siècle se sont révélés vains : après l’intégration de la Slovénie (2004), de la Bulgarie et de la Roumanie (2007) et de la Croatie (2013), les autres pays de la région ont bien peu de chances de voir leur candidature avancer rapidement.
L’Union européenne se contente de plus en plus ouvertement d’une fausse « stabilité » qui revient en réalité à donner un blanc-seing à des élites politiques locales corrompues et prédatrices, pour peu qu’elles reprennent à leur compte un discours « pro-européen » totalement factice. Ces élites se composent d’ailleurs bien souvent, comme en Serbie, d’anciens nationalistes qui ont compris que leur ralliement au credo « européiste » était la condition de leur maintien au pouvoir. Cette « stabilité » de façade s’accompagne d’une privatisation des biens communs et d’une destruction systématique des services publics au nom de « réformes » totalement inadaptées.
Durement frappés par la crise mondiale, les pays des Balkans ont découvert que la « recette miracle » reposant sur le couple privatisations/investissements étrangers ne fonctionnait pas. Tous les pays de la région connaissent un chômage structurel de masse (touchant au moins 40% de la population active en Bosnie-Herzégovine, 60 à 70% au Kosovo), et ils sont affectés par un nouveau mouvement d’exode vers les riches pays de l’ouest de l’Europe, notamment l’Allemagne. Ce phénomène, qui entraîne avant tout les jeunes formés et diplômés, compromet durablement toutes les perspectives de développement de la région, mais aucune alternative ne parvient encore à se dégager, malgré l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, comme au printemps 2014 en Bosnie-Herzégovine.
Et côté cinéma ?
Plusieurs documentaires ont profondément marqué l’ensemble de la région ces dernières années, notamment Cinema Komunisto, de Mila Turajlić (Slovénie, Serbie, 2012), vite devenu un film culte de la « Yougonostalgie ». Dans un tout autre genre, la fiction documentaire de Stevan Filipović, Šišanje (que l’on pourrait traduire par « rasage de cheveux ») évoque le ralliement d’un jeune lycéen de Belgrade dans les mouvements de hooligans (Serbie, 2010).
Le documentaire intimiste de la réalisatrice croate Dana Budisavljević, Family Meals, évoque la reconnaissance de l’homosexualité dans le cadre familial (Nije ti život pjesma Havaja, Croatie, 2012). La réalisatrice est issue d’une nouvelle génération qui se retrouve régulièrement dans des festival comme celui de Motovun ou le Zagrebdoc. Un autre festival a beaucoup contribué au renouveau du documentaire dans les Balkans, le Dokufest de Prizren, au Kosovo.
Beaucoup de fictions s’ancre dans un environnement social contemporain très fort. En Serbie, plusieurs jeunes réalisateurs ont ancré leurs films dans la ville industrielle en déshérence de Bor, comme Nikola Ležaić, avec son film Tilva Roš (Serbie, 2010). Le thème de la désindustrialisation est également abordée par la réalisatrice macédonienne Teona Strugar Mitevska dans son film Jas sum od Titov Veles (Je suis de Titov Veles, Macédoine, 2007).
Bibliographie
- Xavier Bougarel et Nathalie Clayer, Les musulmans de l’Europe du Sud-Est. Des Empires aux Etats balkaniques, Paris, Karthala, 2013.
- Amaël Cattaruzza et Pierre Sintès, Atlas géopolitique des Balkans, Paris, Autrement,
- Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, Comprendre les Balkans. Histoire, sociétés, perspectives, Paris, Non Lieu.
- Michel, Sivignon Les Balkans, une géopolitique de la violence, Belin, Paris, 2009, 207 pages.
- Maria Todorova, Imaginaire des Balkans, EHESS, Paris, 2011, 352 pages.
Pour aller plus loin, le site du Courrier des Balkans présente tous les jours en français l’essentiel de l’actualité balkanique, politique, société, culture, etc.
http://www.courrierdesbalkans.fr/
Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin.