Laetitia Gaudin-Le Puil
Octobre 2024, un temps de jeune fille. Je retrouve Laetitia Gaudin-Le Puil en terrasse, aux Filets bleus, un café du port de Douarnenez. Elle est souriante, pull blanc et pantalon écossais, une jolie broche en perles agrafée sur son veston. Nous nous connaissons depuis longtemps, mais Laetitia a toujours mille histoires à me raconter. Un bonheur ! Mais ce jour-là, je lui demande me raconter son histoire. A elle. Une première question, pour la lancer.
Tes premiers souvenirs de films ?
J'ai grandi à Lanvénégen, en Centre-Bretagne, Morbihan des terres. En CE2, avec Mr Billon, on étudie La gloire de mon père de Pagnol, et on va à Quimperlé voir le film de Yves Robert. Ça me bluffe qu'un livre puisse devenir un film. Mon beau-père est ouvrier et une fois par an, avec le CE de sa boîte, on a droit à une sortie cinéma, c'est l'évènement, c'est un autre monde. Plus tard, à la maison, on a surtout des DVD, parce que ma mère fait famille d'accueil, des dessins animés. Je ne me sens pas très cinéphile, longtemps, mon plus grand choc restera Titanic, au cinéma du Faouët.
Tu sais assez vite ce que tu as envie de faire?
Dès mes 16 ans, je voulais être journaliste. En classe de première je découvre les écrits d'Anne Nivat, de Anna Politovskaia, je suis attirée par l'espace soviétique, et voilà que mon Tonton Michel se marie avec une Ukrainienne. A 18 ans, je vais les voir en Ukraine, je suis la seule de la famille à faire le voyage. Je suis assez impulsive, je ne me pose pas de questions, et je tiens cela de ma mère, Maryvonne, qui a toujours su nous entraîner en avant. Finalement, je fais une école de communication, ma mère et son légendaire optimisme m'accompagnent, mes parents me font confiance, paient ma chambre de bonne à Paris et se prêtent caution du prêt étudiant à mon nom. Me voilà à Paris où je deviens chargée de communication en mairie, j'ai vraiment le goût de l'écriture. Ou plutôt le goût de raconter des histoires, de façon intuitive. J'aborde les journaux municipaux comme si c'était des magazines, je brode des récits, je trouve que chacun a des histoires de familles singulières...
Et puis le retour en Bretagne ? Nouveau virage ?
Oui, au bout de dix ans, un peu désillusionnée par le monde politique, je deviens pigiste. Mon premier article, pour Bretagne magazine, s'intitule Poullaouen, la Mecque de la gavotte. C'est le début de nombreux voyages, qui vont me nourrir. Je découvre le Kurdistan en compagnie du musicien Gaby Kerdoncuff. Dix jours avant notre séjour, Mossoul est tombé aux mains de Daesh. Je rencontre le fameux fixeur Bakhtiar, ça devient un copain, je retourne et séjourne dans sa famille. Ce peuple de résistants me marque à jamais. On ne peut pas parler de courage, ni véritablement de curiosité, je me contente d'aller de l'avant, comme ma mère m'y a toujours incitée.
Une anecdote qui en dit long : à dix ans, je voulais être chirurgienne, et ma mère m'offre à Noël un dictionnaire de la médecine. Ne pas se poser de questions, refuser le déterminisme social, c'est son credo, sans qu’elle mette des mots dessus. C'est devenu un peu le mien. A bien y réfléchir, je veux sûrement aussi m'affranchir un peu de la condition de ma famille. Je me sens un peu revancharde ! Maryvonne reste pourtant mon plus grand supporter.
Alors que la guerre y montre son premier visage, tu t'envoles pour l'Ukraine ?
Décembre 2013, j'ai lu sur le siège de Maidan, j'ai envie d'y retourner. C'est chose faite en 2014, j'y arrive le 15 février, dès le 16 les forces de l'ordre tirent sur les manifestants de la Place Maïdan. Ce mouvement débouche le 22 février 2014 sur la révolution de Février, la libération de Ioulia Tymochenko et la destitution du président Ianoukouvitch qui avait mis le feu au poudre en se rapprochant de Moscou... L'Histoire se joue sous mes yeux. J'avais fait la connaissance de militants assez engagés, je mets mes pas dans les leurs. En décembre 2014, aussi étonnant que cela puisse paraître, avec une journaliste galloise et Oleksii, chez qui je logeais, on part dans le Donbass pour tourner des images de civils qui œuvrent pour soutenir les efforts militaires. Je pense parfois à tenter de retrouver ces gens, je n'ai encore rien fait de ces premières images. Ces amitiés perdurent dans le temps ; dès les débuts de la guerre, en 2022, j'ai organisé l’accueil de la femme et du fils d’Oleksii, à Plouguerneau.
Il y a ensuite tes expéditions dans la jungle ?
( Rires). Pendant les années 2015-2016, je fais de fréquents voyages à Calais, pour témoigner de la vie dans la jungle, sur les camps de migrants. Je pars dans ma Mini Cooper, mes amis se souviennent que je collecte des vêtements dont je bourre toute la voiture, je peux à peine bouger au volant. Il faut que tout cela fasse sens. Je m'immerge dans la jungle, je passe une semaine à dormir sur des palettes en bois, je découvre le merveilleux projet de Zimako, l'Ecole des Dunes. Je documente et témoigne comme je peux. Je suis indignée et cela me donne une folle énergie.
Si je me souviens bien, tu t'envoles alors souvent pour le Rwanda ?
En 2016, après avoir découvert une série de portraits de brodeuses rwandaises (le projet Ibaba de la photographe Marie Moroni dans l’atelier de broderie créé par Véronique Gamard), je décide d'aller sur place. C'est le début d'une longue série de voyages là-bas, qui déboucheront sur le film A l'ombre des collines, abouti en 2024.
Mais bien avant cela, tu retournes dans le Lanvénégen de ton enfance. Une autre facette de l'immigration, dans Bienvenue Mr Chang.
En 2015, je me suis lancée à la recherche de Maryse Chang, jeune laotienne qui était mon amie à l'école primaire. Aussi curieux que cela puisse paraître, sur mes photos de classe, un quart des enfants sont laotiens, de l'ethnie hmong. Comment sont-il arrivés là, à Lanvénégen, au cœur du Centre-Bretagne ? C'est ce que je veux raconter en enquêtant auprès de la famille Chang, enquête qui me ramène dans les années 1977-1980, quand 120 000 réfugiés sont accueillis en France. Une autre époque.
Je ne me lance pas seule dans cette aventure : on y va à deux, avec Anne Jochum m’accompagne. Je n’ai aucune expérience dans le doc, elle est une férue de cinéma : cadreuse, monteuse, elle réalise alors des films autour de la petite enfance, de l’enfance et de la parentalité qui font le tour de la France. J’aime son regard et sa sensibilité. Elle a plus d'expérience de cinéma que moi, elle a beaucoup travaillé pour des films de commande. Moi, je suis encore néophyte, et quand, au stade de l’écriture, elle m'interroge sur nos « intentions», notre « regard » de tournage, je reste coi, désarmée. De quoi elle cause ?! Auprès d’elle, j’apprends. Pourtant, Nedjma Berder, chef-opérateur expérimenté, nous accompagne sur le projet ; Tita productions nous suit. Ce sera une belle aventure.
J'ai aimé les marges de ce tournage, des journées extraordinaires, où soudain Mr Vu se livre totalement, au cœur de son potager. Il parle avec les mains, mime les situations dramatiques qu'il a vécu, mis en joue par les mitraillettes de l'armée thaï, qui veut le refouler lui et sa famille. La gorge de Laëtitia se serre. Et puis, l’interview de Monsieur Chang, le père de ma copine Maryse. Il se lance dans une tirade de 45 minutes, dans sa langue maternelle, sans que l'on puisse l’interrompre. Il est ému. Nous aussi, sans rien comprendre. A la traduction, on découvre son préambule, face caméra En préambule, il a confié à la caméra : « Au peuple de France, voici l'histoire d'un misérable...»
Tu peux être fière de ce premier film !
On peut être fières ! Je crois que j'ai appris en faisant, en observant Anne et Nedjma. Je peux ensuite tourner entre 2018 et 2021 Le prélude d'Adrian, un portrait de mon cousin, jeune pianiste prodige en Ukraine. Un prétexte pour une nouvelle incursion dans ce pays. Trois mois après sa diffusion, la guerre éclate en Ukraine. Kalanna production me soutient, c'est je crois leur premier film tourné en français, et je suis contente de travailler avec Anna Lincoln. En circuit court ! Nous nous sommes connues à Plouguerneau, où nous vivons toutes deux.
Et le Rwanda, revenons-y...
Depuis 2016, je suis retournée à de multiples prises au Rwanda, j'ai fait la connaissance d'Amani, jeune Rwandais formé aux USA, revenu au pays. A Nyamirambo, quartier pauvre et cosmopolite de Kigali, la capitale rwandaise, il a créé un programme pour accompagner les enfants et leurs parents vulnérables. Rescapé à deux ans du génocide des Tutsi, en 1994 (il avait 11 mois quand toute sa famille a été massacrée), le jeune homme sait que les inégalités sociales et les traumatismes peuvent être le terreau d'une idéologie qui, malgré la politique de réconciliation nationale, près de 30 ans après les massacres, tourmente encore les Rwandais. Amani me demande un jour, à brûle-pourpoint : Il faut que tu racontes mon histoire. Pour ne pas que ça recommence. Comment refuser ?
Je m'attelle à ce projet avec Anne Jochum (on aime travailler ensemble !), en essayant de mettre au second plan le génocide, pour nous en nous focalisant sur la nouvelle génération, celle qui se retrousse les manches pour ne pas que ça recommence et se mobilise pour changer le regard des occidentaux sur leur pays. On souhaite toutes les deux porter un regard sensible et respectueux sur l’engagement d’Amani et de ses amis. Et continuer à faire des films, seules, mais aussi à deux !
Tu n'aimes rien tant que mettre en valeur l'humanité de tes personnages ?
Ce sera aussi mon moteur pour mon dernier film, Trois semaines et un jour, la traversée d'une vie. En l'occurrence, celle de Yona, accueillie bébé dans la famille de Maryvonne, la mienne donc. Enfance heureuse avec nous. A l'âge de dix ans, un juge décide, de façon unilatérale, de la ramener chez son père, qui pourtant n’a pas demandé à s’en occuper. L'ASE répète à loisir son credo pour les familles d’accueil : il ne faut pas s’attacher. Maryvonne fera l’exact contraire : elle s'est profondément attachée à Yona, et ne s'en est jamais cachée. Ce sera quatre années redoutables, pendant lesquelles jamais Maryvonne n'abandonne Yona, lui procurant vêtements, colis et tendresse à distance.
A 14 ans, Yona peut revenir dans sa famille d'accueil, elle est en proie à une redoutable colère, se rebelle, mais Maryvonne n'abandonne jamais. Pas plus que Lionel, mon beau-père, qui va hélas tomber très malade pendant ces années de tournage. Yona sera à son chevet plus tard. Une histoire familiale singulière, qui interroge le mot famille et adresse quelques coups de griffe implicites à signe l'échec total de la protection de l'enfance. Devenue infirmière, toujours prête à se rebeller et à s'indigner, Yona est une adulte concernée par la marche du monde.
C'est Yona qui me remet parfois sur les chemins de la lutte, avoue Laetitia dans un sourire. On sent à quel point elle est heureuse d'avoir réalisé ce dernier film, qui ne cache pas son intention d'interroger les institutions défaillantes. Alors que l'amour maternel, lui, ne faillit jamais. Le plus bel hommage que Laëtitia pouvait rendre à Maryvonne.
J'interroge Laetitia sur ses projets d'écriture.
Nous nous remémorons ensemble son beau projet, Les indispensables, en tandem avec le photographe Eric Legret projet mené pendant le confinement de 2020. Cela a germé avec mon beau-père, Lionel, ouvrier, qui me dit dès les premiers jours : c'est quand même dingue, on est devenus indispensables. Alors que les cadres, les actionnaires, ont totalement disparu du paysage, en télé-travail ou réfugiés dans leurs résidences secondaires. Ceux qui restent , c'est ceux que la société invisibilise, mais en fait, on les voit toujours : la caissière, l'agent de sécurité. Cette série de portraits sensibles, 17 au total, débouchera aussi sur des podcasts, en collaboration avec Morgane Large, journaliste de RKB.
Et aujourd'hui ?
Un roman presque bouclé, un documentaire Littoral ces prochains mois, un repérage chez une militante de Calais. Retourner en Ukraine, partir en vacances avec les copines, c'est sacré ! Rentrer trouver la paix dans ma maison de Plouguerneau, en compagnie de Fred mon mari et de l'inénarrable Paulo, le chien de la famille. Cuisiner des bocaux, ça me rassure, reprendre ma recette de cookies, les offrir aux amis. Vendre les créations en crochet de mon amie ukrainienne, ne jamais lâcher les amis du cercle celtique qui me relient à la culture bretonne. Me questionner encore sur la force des Kurdes, sur le pardon des Rwandais, ne jamais perdre de vue ce qui se joue au Donbass. Etre fière d'avoir grandi à Lanvénégen, « avec Maryvonne pour te pousser en avant ». Et me dire avec enthousiasme, à chaque nouvelle rencontre singulière : Mais, y a un film à faire !
Filmographie
2017 Bienvenue Mr Chang – avec Anne Jochum
2021 Le prélude d'Adrian
2023 A l'ombre des collines – avec Anne Jochum
2024 Trois semaines et un jour