Rania Stephan

Retour sur le Liban

Rania Stephan est libanaise, et revendique toutes les influences qui traversent son pays et, par extension, sa propre existence.
De l’Australie à la France, depuis Beyrouth où elle est revenue en 2005, elle ne cesse d’interroger ses contemporains, cherche à élucider, questionne inlassablement. Comme elle questionne les images d’archives et interroge nos constructions mentales.
Rania dit dans un éclat de rire qu’elle déteste l’idée de pureté.
Elle est tout entière dans cet éclat de rire, éclat de vie.

Dans un premier temps, je voulais savoir ce qui t’avait amenée au cinéma, comment tu as commencé ?

Après mon bac au Liban, j’ai fait des études cinématographiques à Melbourne en Australie, c’étaient des études théoriques. […]
Il y a deux choses très importantes qui se sont passées pendant ces études, la première est que, lorsque j’ai assisté à mon premier cours sur le cinéma, j’ai compris tout de suite que c’était « ça » que je voulais étudier. Je n’avais presque rien compris au cours, qui était très théorique, mais tout de suite j’ai eu comme un coup de foudre, il y a eu comme un appel d’air, une grande fenêtre qui s’est ouverte, et j’ai été happée par ce souffle, cette ouverture… Je dis toujours que c’est à travers le cinéma que j’ai découvert le monde et que c’est grâce à mes études de cinéma que je l’ai compris.

La deuxième chose, c’est lorsque j’ai découvert Soad Hosni, la grande actrice du cinéma égyptien. […] J’étais subjuguée par cette actrice, et j’ai réalisé que je ne connaissais pas le cinéma arabe, en tout cas pas le cinéma populaire égyptien. […]
Et maintenant ?

Maintenant, j’ai une petite unité de production, une caméra professionnelle et un banc de montage à la maison. Je fais des films pour vivre et en même temps, je fais mon travail de création. Mais tout ça n’a jamais été dans le « mainstream »…

En ce qui concerne tes influences et sources d’inspiration, tu as évoqué le cinéma égyptien : est-ce que tu peux m’en dire plus sur ce qui a nourri ta réflexion et ta démarche de cinéaste ?

Cela s’est inscrit dans l’intérêt que j’ai pour le cinéma en général. J’aime énormément de choses dans le cinéma et aussi bien la fiction, le documentaire que la vidéo de création. Je suis aussi fascinée par les acteurs, par le fait de jouer, de jouer quelqu’un d’autre. Ça m’intrigue beaucoup. Par ailleurs, je m’intéresse à la culture populaire ; c’est quelque chose qui m’interpelle. Je trouve que c’est une source d’inspiration et de curiosité, parce qu’on sent énormément de choses à travers cette culture-là. […]

C’est quelque chose de récurrent dans tes films, cette question du réemploi d’images, des images « préexistantes », est-ce qu’on peut utiliser le terme d’archives ?

Je dirais « archives mentales » : je vis avec ces images autant qu’avec les images que je fais. C’est-à-dire, lorsque j’imagine les images que j’ai envie de filmer, les autres images font partie de cet univers-là. Bien sûr, lorsque j’en fais, il y a tout un processus concret, un rapport physique très fort qui intervient dans cette fabrication, mais les autres images font partie de moi et, du coup, participent à cette création.
[…] Dans Train-trains (où est la voie ?) aussi, un documentaire de création sur la ligne de chemin de fer qui reliait Beyrouth à Damas, devenue hors d’usage. Dans ce film je revisite le paysage libanais ; en filmant ce paysage, il y a les images des trains dans d’autres films qui me viennent à l’esprit et que j’inclus dans le montage. Pour moi, la tête est pleine d’images, comme un puits ; on vit entouré d’images, elles font partie de nous, on en est imprégné.

Quelque part, les images que tu fais sont déjà contaminées par les images des autres ?

Complètement. Je revendique la contamination. Toute idée de pureté me répugne. On est fait de mélanges, d’influences diverses, de pensées composées, recomposées et complexes, de cultures hybrides, de croisements. Il n’y a rien de pur dans tout cela, et le Liban est un exemple vivant de ça. Il y a tellement de choses qui nous travaillent au Liban, que ce soit des histoires, des cultures, des identités ou des communautés, des langues, des dialectes, des philosophies et des géographies… C’est ce brassage qui me constitue en tant que Libanaise et que je reproduis dans mon travail de cette manière. […]

Par rapport à cette question de l’hétérogénéité, tu as eu un projet sur la ville de Beyrouth qui me semble faire écho à ce que tu dis : entre passé et reconstruction permanente…
En 2005, trois mois après l’assassinat du Premier ministre libanais Rafiq Hariri, je suis revenue au Liban. Une nouvelle page de l’histoire du pays avait commencé et j’ai senti comme une nécessité viscérale de renouer avec mes racines, avec mon lieu d’origine, avec ma langue. J’ai quitté la France et je me suis réinstallée au Liban. J’ai commencé à faire ce film justement pour essayer de mieux le comprendre.
C’est à travers la caméra que ça s’est passé : je descendais dans le centre-ville de Beyrouth, seule avec la caméra et je marchais dans les rues du matin au soir, pour voir ce qui s’y passait et comprendre ; je demandais aux gens rencontrés par hasard comment ils avaient vécu les événements historiques qui s’étaient passés les derniers mois dans ce lieu. Le film s’appelle Terrains vagues. […]

Il y a donc deux veines qui traversent mon travail : une veine où des images que je fais sont mêlées à d’autres images qui sont dans ma tête ; et ce genre de documentaire, disons plus brut, constitué de rencontres prises sur le vif qui sont travaillées par une sorte de nécessité d’aller chercher quelque chose, d’élucider des questions, de trouver des réponses, de comprendre une réalité complexe et turbulente.

Pour Liban/Guerre, j’ai rencontré des citoyens qui n’ont pas accès à la parole médiatique, des gens normaux qui doivent gérer une situation anormale […]. Demander à mes concitoyens comment ils vivent une situation exceptionnellement violente comme la guerre de juillet 2006, un moment de rupture chaotique qui fait exploser leur vie […].
Je n’ai pas filmé la guerre en elle-même, ni son côté spectaculaire. J’ai filmé en marge de l’événement, en marge d’un discours officiel construit. C’était un questionnement réel, qui me travaillait moi-même et sur lequel je n’ai pas de réponse. Alors je descends pour filmer et comprendre.[…]

Propos recueillis par Laure Ghaninejad au FID Marseille 2011 que nous remercions.

  • The Unfinished Conversation de John Akomfrah, cinéaste ghanéen émigré à Londres

Filmographie

  • 1993 Tribu
  • 1995 Tentative de jalousie
  • 1999 Train-trains (où est la voie ?)
  • 2005 Terrains vagues
  • 2006 Liban/guerre
  • 2007 Fumée sur l’eau : 7 x el hermel
  • 2009 Damage, pour Gaza « la terre des oranges tristes »
  • 2011 Les trois disparitions de Soad Hosni
  • 2013 Samar Yazbek interviewee
  • 2013 64 crépuscules
  • 2015 Memories for A Private Eye - Court Métrage - 30'
  • 2017 RIOT : 3 movements - Court métrage - 17'
  • 2018 Threshold - Court métrage - 12'