Gilles Elie Dit Cosaque
Ce cinéaste aurait pu être cosmonaute, directeur artistique dans la pub, ou grand chef étoilé. De ce côté-ci de nos rêves, ou de l’autre côté de l’océan, sur les rivages des Antilles dont il connaît les rythmes ancestraux. Heureusement pour nous, il a choisi de nous balader sous les Zétwal, de nous faire chevaucher de vrombissantes montures sur des chemins de traverse, de nous surprendre de film en film…
Ni étiquette, ni route tracée pour cet épicurien inventif et curieux.
« Tout commence par le dessin. J’ai aux alentours de 7 ans. Mon frère et moi, on aperçoit en devanture d’un kiosque à journaux le premier album de Spiderman. On a beau supplier mon père de nous l’acheter, celui-ci ne cède pas à nos injonctions. Alors, de dépit, on se met tous les deux à dessiner comme des fous, on fabrique nos propres albums, on crée nos BD. Mon frère est plutôt branché super-héros, moi, je reste fidèle à l’école de dessin belge, la ligne claire. Nous rivalisons tous les deux, et je crois que mon goût pour raconter des histoires vient de là. »
À l’adolescence, Gilles anime une émission sur la bande dessinée sur une radio libre : l’occasion de rencontres inespérées avec des dessinateurs professionnels. Il montre ses planches à l’un d’entre eux, qui le suit avec attention. De ses conseils sensés et bienveillants sur le cadrage lui reste un goût avéré pour cet exercice.
« J’y pense encore aujourd’hui quand je compose un cadre pour une interview, pas toujours en maîtrisant tout, mais plutôt instinctivement… C’est souvent après que je découvre comment les couleurs se répondent, combien la matière est présente ou importante. »
Dans ces mêmes années, il découvre la photo et emprunte l’appareil photo de son père. Gilles tâtonne, expérimente. Curieux impénitent ?
Dans la vie de tous les jours, il semble être du genre à toujours aller voir un peu plus loin. En coulisse. Non pas en se hissant résolument sur la pointe des pieds pour voir par-dessus le mur, mais plutôt en cherchant la fissure dans le mur, l’œilleton, la petite ouverture insoupçonnée par laquelle il pourrait glisser son regard.
Peut-être en hommage à Glissant, dont il admire la pensée ?
« Vient le temps des études. Cela sera la publicité, d’abord l’aspect commercial, puis la création. J’enchaîne les stages en agence en tant que directeur artistique, puis je suis engagé quatre ans ; enfin je passe free-lance. Je me passionne pour le graphisme, la typographie, je bidouille, je mélange. Petit à petit, je réalise de plus en plus de petits films, graphiques pour la plupart.
Je m’amuse beaucoup et c’est cela, l’essentiel : ces agences de pub auront été pour moi un formidable lieu d’apprentissage, à une période charnière d’innovations technologiques, où l’on pouvait prendre plus de libertés, où le clip fait son apparition. »
Alors, Gilles tourne.
Ce sera d’abord les Kamo, dès 2000, en Martinique, des petites fenêtres sur le quotidien, où il entremêle poésie, sociologie et journaux intimes… À mi-chemin entre clip, docu et expérimental. Il aime peaufiner l’image, et partager cette galerie de personnages hauts en couleur.
Dans la foulée, un projet photographique en Guadeloupe se concrétise finalement par une exposition photo, mais aussi par un premier documentaire, en 2004, Ma grena et moi. Tous ces gens, photographiés avec leur Motobécane, leur « grena » dit-on là-bas, ont des histoires de vie à raconter. Alors Gilles les met en scène, capte leurs paroles, écoute chanter le créole.
Pour tisser tout cela, il crée sa propre boîte de production, La Maison Garage.
Il poursuit en 2006 avec Outre-mer, outre-tombe, une fresque funéraire et poétique, qui dit les singularités du rapport à la mort des Antillais.
Zétwal, en 2008, est encore une façon de croiser rêves d’enfant et passions : l’histoire du premier Martiniquais à avoir voulu aller sur la Lune. Avec pour carburant la poésie de Césaire, si tellurique qu’elle doit pouvoir faire décoller une fusée ! Gilles lui-même s’est longtemps imaginé en cosmonaute, il aime bricoler dans le sens artisan du terme. Césaire est une figure emblématique de la Martinique, un étendard politique, une oriflamme colorée. Difficile de ne pas y être sensible. Alors il invente, enquête, retrouve des témoins, des passeurs de légendes…
Ses allées et venues entre Paris, où il a grandi, et la Martinique lui sont naturelles.
« Nous y allions, enfants, pour les grandes vacances, mes parents y sont rentrés aujourd’hui. Mais je ne me sens pas le cinéaste officiel de la Martinique, ni des Antilles, je n’aime ni les étiquettes nationalistes ni les conventions tacites. Non, je veux encore et toujours pouvoir m’échapper… »
Par une autre lézarde ?
Des passions ? « Le dessin et la création en tant que plasticien. La cuisine, saveurs et couleurs croisées. »
Gilles a travaillé sur une série de collages intitulée Lambeaux, qui mêle mémoire et négritude, qui griffe et qui raccommode, qui célèbre la beauté des femmes, qui dit la brutalité de la colonisation, qui raconte la créolisation du monde, un thème cher aux Antillais. Peut-être parce qu’il est sensible à la musique, aux rythmes des images comme des sons, au phrasé du créole, aux vibrations d’un tambour…
Ses complices ont pour noms Miles Davis, John Coltrane, Nina Simone, François Causse – qui compose ses musiques de film. Mais il aime aussi passer du temps avec Raphaël Confiant, avec Patrick Chamoiseau et le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité. Ce travail de neuf intellectuels antillais est un peu au cœur de son film La Liste des courses, en 2011, un retour sur les enjeux de la crise de 2009 aux Antilles et en Guyane.
« Je passe du temps avec Corto Maltese, Jean-Michel Basquiat, Matisse, mais aussi avec Leos Carax, Wes Anderson, William Klein… J’aime aller au bout de mes curiosités. Me faire surprendre, et surprendre à mon tour, si je peux. Comme du temps où je rivalisais avec mon frère et ses super-héros. »
FILMOGRAPHIE
- 2004 Ma grena' et moi
52' une galerie de portraits amusés de propriétaires de mobylette motobécane 89 (dites Grena’). Bien plus qu'un simple véhicule, cette mob se révèle être une digne remplaçante de l'âne et une fidèle compagne de travail, presque une muse ou plus prosaïquement un baromètre social. - 2006 Outre-mer Outre-tombe
52' un documentaire sur les veillées mortuaires et les traditions d'accompagnement du défunt aux Antilles : contes, blagues, chants de rhum, devinettes, jeux de mots, et autres messes. Un peu comme si la mort en Caraïbe était moins une fin que le début d'autre chose. - 2008, Zétwal
52' le portrait d’un Martiniquais grand admirateur d’Aimé Césaire qui au milieu des années 1970 avait comme ambition d’être le premier Français dans l’espace. Ce film a reçu une mention spéciale au festival Vues d'Afrique à Montréal en 2010. - 2009, vidéo-mix FDF/RMX (Fort de France remix)
créé à Fort de France, puis joué en 2009 à Paris puis en 2010 au festival de cinéma de Douarnenez - 2011 La liste des courses
52'50 revient sur le mouvement de grèves de 2009 en Martinique, prenant comme point de départ une revendication des grévistes : l’établissement d’une liste de produits de première nécessité - reprise par neuf intellectuels antillais - sur lesquels était exigé une baisse de prix. - 2013 Un air de Césaire
Coordination et création d'une série de films d'animation - 2014 Nous irons voir Pelé sans payer
65' en janvier 1971 le Santos FC, le mythique club de foot de São Paulo avec à sa tête le non moins mythique “roi Pelé” débarque en Martinique afin de disputer un match contre les meilleurs joueurs locaux - 2016 Je nous sommes vus
52' dresse le portrait de 3 “accros” aux télénovelas, de la Guyane à la Réunion en passant par la Martinique
- La Maison Garage, pour tout savoir sur les créations, acheter les DVD, le livre de photos http://www.lamaisongarage.fr/
- Le clip sur Carlton Rara, musicien haïtien de talent : https://vimeo.com/52278681
- Le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité aux éditions Galaade :
http://www.galaade.com/oeuvre/manifeste-pour-les-
http://www.mediapart.fr/journal/france/160209/neuf-intellectuels-antillais-lancent-un-manifeste-de-la-revolte
Crédits photographiques : Lucas Faugère